DOCUMENTS ANCIENS extraits des archives et numérisés par T. Gauthier

A PROPOS DE L'INCENDIE DU BAZAR DE LA CHARITE.

CINÉMA-BOUFFE de Rodolphe-Maurice ARLAUD – Editions Jacques Melot (1945)
(voir couverture en fin de texte)
(CHAPITRE IV)

DRAMES ET BOUFFONNERIES
Répondant aux détracteurs du cinéma, Coissac* invoqua une maladie grave qui atteint l'enfant-fée (le cinéma) dans ses toutes premières années : le Bazar de la charité. Cette maladie faillit, en effet, lui coûter la vie. Il risqua fort, tout comme le Cineorama de Grimoin-Sanson en 1900, d'être rayé d'un trait de plume. Nul ne saurait dire alors quand et comment il en serait sorti ni même s'il en aurait réchappé. Il ne servirait à rien de le nier à l'heure actuelle, c'est bien le cinéma qui provoqua une des plus belles et plus spectaculaires catastrophes civiles des temps présents. (Dans d'autres domaines, on a fait infiniment mieux mais pareil propos est absolument hors de propos…)
Le cinéma avait deux ans. C'était un beau bébé. Les salles poussaient comme perce-neige au premier soleil et par un hasard assez inexplicable, les installations sommaires des cabines (le terme est un peu anticipé) n’avaient néanmoins jamais mis le feu aux établissements.
Il n'y avait plus de fête, plus de manifestation sans une ou plusieurs attractions cinématographiques et le Bazar de la Charité se devait de ne pas manquer à la règle.
Il eut donc son cinéma, un cinéma permanent qui déroulait son ruban de Celluloïd dès l’ouverture et jusqu’à la dernière minute.
Tout était bien préparé pour un magnifique incendie. Ceux qui ont tant de mal à allumer le moindre poêle auraient pu venir y prendre des leçons : constructions en bois léger, tentures de gaze et enfin un splendide vélum couvrant le tout.
Pour plus de certitude, on avait choisi l'appareil de cinéma le plus dangereux, le projecteur oxy-éthérique fonctionnant à vapeur d’éther.
Au bout de quelques heures de projection, l’opérateur voulut recharger sa lampe. Elle était brûlante. L'éther fit instantanément explosion. Le film déroulé était en tas par terre, les bobines enrouleuses n’existaient pas encore. La pellicule s'enflamma immédiatement, se tordit en serpent de feu, les tentures s’embrasèrent, le vélum fut léché d'une flamme immense et s'abattit. Affolement, panique, brutalités, victimes et ce qui aggrava le cas, victimes importantes appartenant à la plus haute société parisienne. Le Bazar de la Charité fut la providence des journalistes et des avocats. Les responsables étaient nombreux et difficiles à disculper; il fallait orienter la vindicte publique et trouver un grand coupable.
Nul mieux que le cinéma ne se prêtait à ce rôle. On. demanda son exécution. On fut près de l'obtenir. Le préfet d'alors se souciait peu de progrès; l'essentiel était de calmer les esprits. La mesure d’interdiction eût été, elle aussi, spectaculaire. Le décret n'attendait plus que la signature.
Gros émoi chez les cinéastes. Tous firent bloc. Méliès, Pathé, Gaumont, les Lumière même.
On essaya de faire jouer le doute, d'inculper la cuisine, un fumeur; on envoya des délégations; on fit jouer des influences; on provoqua des campagnes de presse. On ne put rien prouver et pour cause, mais on parvint à tout embrouiller, à créer un doute; le cinéma n'était pas justifié, il ne bénéficiait même pas des circonstances atténuantes, il avait tout juste un sursis. Il était sauvé. Officiellement sauvé, mais gravement atteint. Immédiatement le public s'abstint. Les hurlements de la presse ne sont jamais tout à fait inoffensifs. L'encre de journal salit toujours les doigts.
Personne ne s'était jusqu'alors intéressé à la technique du cinéma, au principe du film, à sa matière et voici qu'à colonnes pleines, on explique que la bande magique a la même composition chimique que le plus redoutable explosif, que la flamme nue est le principe vital de la projection, que la simple chaleur produite peut allumer le film si par malheur celui-ci s'arrête une seule seconde, que c'est miracle si l’incendie n’accompagne pas ponctuellement chaque séance de projection !
La contrepartie, les explications, une certaine logique ne pouvaient servir à rien, la peur était venue.
Cet amusement pour enfants était devenu croque-mitaine. Les recettes baissèrent, un certain nombre de montreurs d'images renoncèrent et crurent bien sincèrement à la fin d'un enthousiasme passager. Ce fut un très réel coup de frein. Cette situation dura jusqu'à l'Exposition de 1900. Pour combler la mesure, les salles qui jusqu'alors ne brûlaient pas, devinrent de vrais feux de joie, un peu partout à travers la France le cinéma alimentait la chronique du feu.
On peut attribuer cette soudaine incandescence aux nouveaux arrivants. Les premiers opérateurs n’étaient pas des tourneurs de manivelle, mais bien des gens aimant leur métier et l'exerçant comme une sorte de sacerdoce. Les autres commencèrent à prendre la marque du métier : l'irresponsabilité.
Le fait que les ambulants ne brûlaient pas confirme le fait. Les ambulants savaient le danger permanent; ils furent les premiers à s'organiser.
Ils ont créé les précautions essentielles, préventives. La première méthode était celle de la bâche. Une énorme toile longuement trempée dans l’eau avant la séance était posée en permanence à côté de l’appareil. Lorsque le film s'enflammait on couvrait tout avec la bâche. C'était irrésistible le projecteur ne s'en sortait pas toujours indemne, mais le feu n’insistait jamais. La seconde méthode était moins radicale mais sauvegardait le matériel. On avait un sac mouillé plein de suie humide. Au premier « coup de feu » on arrachait la bobine et on la précipitait dans le sac. Les forains, dont les films rapiécés bloquaient les engrenages et brûlaient bien trois ou quatre fois par séance, étaient partisans du sac. L'opérateur n'en sortait pas toujours à bon compte. Il y eut bon nombre de mains sacrifiées pour la religion nouvelle.
« C’est le métier qui entre », disaient philosophiquement ceux qui n’étaient pas à la projection.
... Le feu fit s’amplifier la méfiance que, tout naturellement, le cinéma rencontrait au fur et à mesure de ses conquêtes nouvelles. Ce que le préfet de Paris n'avait quand même pas osé faire, des municipalités, n’hésitèrent pas à le réaliser fièrement. On vit dans certains champs de foire de petites pancartes : « Il est interdit d’installer des jeux dangereux et de faire du cinéma. » Par contre, les salles de patronage, comprenant la concurrence commencèrent à s’équiper, d'autant plus que les « éditeurs » devançant leurs désirs, s'étaient mis sans retard à sortir des films religieux. Ces salles-là s'établirent rapidement en tête de liste sur le palmarès du feu. Les appareils, confiés souvent à des enfants débrouillards, devinrent de très réels dangers. L'incendie du patronage d'Avignon, avec sa dizaine de victimes, fut une des démonstration les mieux réussies.
On projetait par transparence; l’appareil était sur la scène au milieu d'un décor en papier. Afin de ne courir aucun risque, on avait fait venir un spécialiste de cette exploitation qui se louait, lui, son matériel et son programme. Au premier « coup de feu », il s'affala, abandonna tout et se précipita à la sortie en  criant « au feu ! » ; la panique devança l'incendie. C’est par chance qu'il y eut des rescapés; il ne resta rien de la salle.
Les techniciens voyant arriver la fin précoce de leur métier s’ingénièrent à trouver le film ininflammable.
En dépit de plusieurs découvertes, il n'est pas encore actuellement, utilisable en grande exploitation.
Petit à petit, après 1900, dans les villes où la chronique des pompiers ne signalait pas de cinéma depuis suffisamment longtemps, les spectateurs revinrent. Ils se sentaient des âmes de héros et les places les plus recherchées étaient celles qui entouraient la  porte. Par voie de conséquence commerciale, elles augmentèrent de prix. La loi de la demande est sacrée ! L'apaisement vint surtout de la généralisation de la cabine. Au début, ce fut une boite de tôle où l'on enfermait matériel et personnel. La cabine avait également l'avantage d'étouffer les bruits de la mécanique que le piano ne couvrait pas toujours.
On en vint alors à la formule actuelle; l'opérateur maladroit se faisait proprement brûler mais le public pouvait ne s'apercevoir de rien. Cette hantise du feu provoqua pourtant encore des victimes dans le Jura, en 1905, alors que tout se passait normalement. Le film représentait... un incendie. Un bébé dormait dans son berceau, une lampe à pétrole était renversée par un coup de vent, la fumée obscurcissait l’écran et soudain, une flamme jaillissait. Elle avait beau être noire et blanche; cette flamme, elle avait beau avoir l’allure saccadée des films de l’époque, le pouvoir de suggestion de l'écran ,était tel, sur ce public tout neuf, que la salle entière se leva brusquement, se précipitant  vers la sortie, renversant les chaises. Il y eut quatre morts. Il fut dorénavant interdit d'imager des incendies.
Petit à petit, les Pouvoirs publics intervenant de plus en plus dans le métier du cinéma, s'intéressèrent à « la sécurité du public ». Profitant des expériences des uns, des idées saugrenues des autres, s'édifia un des beaux monuments de comique involontaire : le règlement de sécurité encore actuellement en application dans les salles. Ce règlement, inspiration d'un capitaine de pompiers bouffon, ne tient aucun compte du progrès, qu'il s'agisse de garantie nouvelle ou de dangers nouveaux. Le règlement de sécurité protège les salles en mesurant en centimètres la largeur des sorties. Par contre, il n'interdit pas les cabines à l'intérieur de l'établissement, ce qui constitue un réel danger pour l'opérateur. II y eut pourtant, parmi tant d’autres, une belle démonstration faite en 1936, dans une ville du Midi. Les opérateurs étaient obligés de traverser la salle pour aller à leurs appareils. Pour des raisons imprécises, un seul était en cabine ; le film s'enflamma. La cabine était en désordre une pellicule traînait au sol, elle fit mèche transporta le feu au coffre où étaient rangées les autres bobines en moins d'une minute la cabine était un brasier et le maladroit une torche..., une torche qui voulut s'échapper à travers la salle, trouva la porte fermée à clé, réussit à crever le plafond, brisa une verrière... On découvrit plus tard son cadavre dans une petite cour de l'immeuble. Une enquête fut ouverte au sujet de ce malencontreux tour de clé qui, en condamnant l’opérateur, sauva la salle et le public. II fut établi que le directeur avait pu, par les fenêtres de projection, suivre le drame... On préféra supposer une vengeance d’ouvreuse, une affaire de jalousie; on termina par un non-lieu. Quelques années plus tard, le directeur répondait à un confrère qui lui disait tout à trac : « Le tour de clé, c'était vous ? -- Qu'auriez-vous fait à ma place ? » En fait, il avait raison; mais le règlement de sécurité autorise toujours les cabines dans les salles.
Il exige, par contre, un siphon à côté de chaque projecteur parce qu'un opérateur débrouillard s'en servit une fois avec bonheur. Le pompier de service ne vérifiera jamais si les extincteurs sont en état de marche mais ne manquera jamais de secouer le siphon. Que l'on invente des appareils de sécurité perfectionnés... On demandera le siphon.
On n'a jamais exigé du directeur et du personnel des salles une consigne de feu avec répétition, pour que chacun sache ce qu'il doit faire..., mais on cherchera noise à l’électricien de service et l'on voudra voir en cabine un seau d'eau plein, recouvert d'une couverture sèche... en cas de feu, on immerge la couverture et quand elle est bien gorgée d'eau on couvre la flamme, s'il reste encore quelque chose à couvrir. D'ailleurs, pour l'amusement de chacun, mieux vaudrait citer, tout simplement.
Seulement, où irait-on, si l'on se mettait à citer les textes administratifs ! Le papier est encore si rare !

*L'auteur fait allusion à Georges-Michel Coissac qui a écrit "Histoire du cinématographe de ses origines à nos jours" (1925) Préface de J.-L. Breton; et "Les coulisses du Cinéma" (1929)
 



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