DOCUMENTS ANCIENS extraits des archives et numérisés par T. Gauthier

A PROPOS DES PRECURSEURS DU CINEMA-SPECTACLE
et du cinéma dynamique.

CINÉMA-BOUFFE de Rodolphe-Maurice ARLAUD – Editions Jacques Melot (1945)
(voir couverture en fin de texte)
(CHAPITRE V)

En 1898, en face de la porte Saint-Martin s'ouvrait le Maérorama. C'était une création d'un de ces bricoleurs de génie, décidé à défricher des zones réellement ignorées : Louis Régnault.
Le nom de Régnault n'existe nulle part, aucune histoire du cinéma ne le cite. Régnault n'aura ni une plaque ni une ligne. Pourquoi l'aurait-il d'ailleurs ? Il ne fut qu'un pionnier parmi tant d'autres. II a vécu, il a aimé le cinéma, il a contribué à l'édifier, il n'a pas fait une fortune suffisante pour fonder une firme. Il n'est que le tronc d'une génération cinématographique. A l'heure actuelle, son petit-fils, continuant la tradition, pratique le beau métier de « tourneur ».
Le Maerorama de Régnault était une salle allongée, contenant au maximum une centaine de personnes, on entrait par un bout, on sortait par l'autre. Elle représentait le pont d'un bateau, et pour que l'impressian fût parfaite, le plancher était mobile. Monté sur une sorte de quille le rendant instable, il était agité par une vis sans fin qui lui donnait un mouvement de tangage. Un appareillage, aussi important que celui de la cabine, devait compléter l’illusion; il y avait là deux bouteilles d’air comprimé destinées à « faire la sirène », un énorme cylindre de métal rempli de gravier pour faire le vent et les vagues.
Dès que la salle était pleine, toute la machinerie entrait en jeu : « Larguez les amarres », criait le père Régnault en tournant les robinets de ses bobines de fonte... « Les amarres sont larguées », repondait 1’opérateur derrière l'écran. « En avant toute ! »... et les machines partaient, et le plancher commençait à s'agiter, et une femme criait. Le capitaine, splendide, avec sa casquette blanche, hurlait dans le porte-voix : «  On a bien prévenu à la caisse, les personnes sensibles au mal de mer doivent s'abstenir ».
La salle alors s’éteignait lentement, l’écran s’éclairait. On y voyait défiler les côtes corses, les côtes africaines, les côtes des lacs italiens, tout une série de courtes bandes prises à bord d'un bateau. Cela finissait en général par une arrivée en vue de Marseille, saluée de deux longs coups de sirène, le pont du bateau s’éclairait à nouveau, le capitaine saluait : « M'sieurs, dames ! les passagers » en leur disant que tout le monde devait descendre à Marseille, afin de laisser entrer les touristes nouveaux « avides de connaître les merveilles de la croisière du Maerorama… » Le plancher se stabilisait, l'opérateur enroulait hâtivement ses bandes, on faisait entrer une fournée suivante, et en avant pour vingt minutes d'illusion.
L'affaire était excellente, on défilait au Maerorama. Des imitateurs poussèrent, et que firent-ils ? Des bateaux, des bateaux sous les titres les plus ronflants et les plus compliqués. Régnault ne s'en souciait guère, il avait d'autres idées en tête.
Déjà il interrogeait ses fournisseurs habituels, les tarabustait, voulait des vues nouvelles, plus imprévues, on lui fit sur commande des « côtes de Somalie » avec nègres grimaçants, des côtes de l'Amazone. Mais' il voulait autre chose. En grand secret, il « visionna » des bandes nouvelles; il fit des plans, convoqua son menuisier.
A l'Exposition de 1900, il présentait le Funiculaire. La formule restait la même, au lieu d'un bateau, c'était un petit train de montagne. On entrait dans un wagon, on s'asseyait sur des banquettes le long de la fenêtre, et le paysage défilait. Sites espagnols, rochers et vallées suisses, les fournisseurs s'étaient distingués, ils avaient cherché et trouvé, à travers l'Europe, tous les funiculaires pittoresques. Le Maerorama s'était perfectionné, un jeu de glaces permettait au paysage de défiler de chaque côte du wagon et la liaison des bandes se faisait... par des  passages sous les tunnels.
Le plancher, cette fois, était stable (le tangage du Maerorama n'avait pas été sans quelques incidents fâcheux) mais, surélevé, il était monté sur roues de bois qui, le heurtant à coups réguliers; donnaient l'illusion sonore et presque « tactile » de la marche du train. Sifflet, départ, claquements de portières, tout y était. Le funiculaire aurait très bien pu être le clou de l'Exposition. Mais il était dépassé par d'autres manifestations du cinéma.
Il avait, dans le hall des machines, l'écran géant qui fut le symbolique linceul de l'Exposition Lumière. Il y avait le Ciné-phono-théâtre de Mme Vrignault, il y avait le Phonorama et comme concurrent direct du Funiculaire, le fabuleux Cinéorama de Grimoin-Sanson.
Lui, emmenait son public en ballon et chaque ascension « arrachait » aisément ses quatre cents spectateurs. Qu'étaient à côté de cela les petits voyages terrestres et aquatiques de Louis Régnault ?
A vrai dire, il n'était plus question d’une simple mise en scène, d'un décor plus ou moins ingénieux, mais d'une véritable invention. Du reste, la figure de Grimoin-Sanson n'avait pas attendu , la « grande foire » pour attirer l'attention sur elle.
Il fut de ceux qui, parallèlement aux Lumière, firent des recherches. Ami et élève de Marey, il connut les premiers tâtonnements, assista aux premières expériences. En 1896, il prenait un brevet pour un appareil permettant de prendre des vues au 1/116e de seconde.
Ce fut un des premiers appareils commercialement utilisés. C'est lui qui, chez Pathé, équipa les premiers montreurs d'images. Il eut d'ailleurs la « brevetomanie », la maladie faisait à l'époque des ravages considérables mais peut-être le Cinéorama est-il de toutes ses inventions la plus marquante. Elle pouvait modifier la conception même du spectacle cinématographique.
Ceux qui, plus tard, comme Abel Gance, ont cru faire des trouvailles à révolution avec des innovations comme l'écran magnoscopique ou le triple écran, ne se sont livrés qu'à des amusettes sans lendemain à côté de ce que représentait la conception même du Cinéorama.
Grimoin-Sanson équipait une batterie de dix appareils de prises de vues disposés en étoile, parvenant de la sorte à filmer les quatre points cardinaux. C’était le panorama intégral. La projection se faisait de même manière sur un écran sans solution de continuité, couvrant les murs d'une salle circulaire.
L'action - si l'on peut parler alors d'action - ne se déroulait plus, classiquement, devant les spectateurs, mais tout autour d'eux. L'illusion prenait ainsi une densité extraordinaire, c'était en quelque sorte le cinéma total qu’annoncent des visionnaires scientifiques, ce cinéma qui mêle le public au drame, le lance dans la mêlée, surgit à côté de lui, l'entoure... On peut supposer ce qu'aurait donné une collaboration Méliès-Grimoin-Sanson, Le Voyage dans la Lune, projeté dans la rotonde du Cinéorama, 1a démultiplication du fantastique. Même en admettant dès qu'il s'agit d'action, la centralisation sur un point, l'existence du « milieu » enveloppant le spectateur, pouvait amplifier la transmission cinématographique à une échelle telle que ses données même s'en seraient trouvées modifiées.
Que sont, à côté du Cinéorama, les plaisantes « salles atmosphériques » qui, comme ce ridicule « Rex » ont, quelques mois, alimenté la chronique ! Pour présenter son Cinéorama, Grimoin-Sanson imagina donc le voyage en ballon. Une énorme nacelle était posée au-dessus de la cabine. Des cordages en partaient, rejoignant une non moins énorme enveloppe de ballon - à vrai dire, ce «  factice » ne dépassait pas la partie inférieure du ballon. Naturellement, comme pour le Funiculaire, comme pour le Maerorama, le thème était limité à des reportages touristiques. L'ascension elle-même ne jouait que pour lier les reportages entre eux. On visitait un pays, on s'en envolait, on atterrissait dans un autre. Tout ceci laissa une profonde empreinte dans le souvenir des témoins... mais ils ne furent pas nombreux, par la faute d'un peureux et d'un préfet. Le peureux eut trop chaud; au cours de l'ascension, il tâta le sol de la main. Les dix appareils, évidemment, chauffaient assez sérieusement le plancher de la nacelle, le peureux porta plainte. Enquête, rapport, la catastrophe du Bazar de la Charité obsédait encore les pouvoirs publics. On considéra le Cinéorama comme dangereux, on ne chercha pas à isoler la cabine ni même à vérifier si elle était isolée. Chaleur, pour une administration, signifie feu, c'est peut-être une confusion, mais ce jour-là, ce fut plus simplement une interdiction. Un décret interdit à Grimoin-Sanson de continuer son exploitation et douze jours après son ouverture, le Cinéorama s’envolait définitivement dans l'oubli.
L'inventeur n'en était pas à une déception près, il n'insista pas, il continua à inventer, à fabriquer; il écrivit, lui aussi, et personne, en 1941, ne se soucia de lui faire un article nécrologique. Il est vrai qu'à ce moment-là, les journalistes en service avaient d’autres choses à dire que l'évocation de 1900 et du Cinéorama.
Rien n’empêche de supposer qu'un jour prochain, on ne couvrira pas de lauriers un précurseur qui « imaginera une salle circulaire entièrement tapissée d'un énorme écran tendu sans solution de continuité, permettant au public de participer presque effectivement à l'action ». On croit déjà lire les articles les plus échauffés, suivre l'orchestration de la presse et de la publicité conjuguée.
« Ce procédé combiné au relief et à la couleur bouleverse les données de l'art cinématographique. Quel chemin parcouru en moins de cinquante ans ! Que diraient nos pères qui s'émerveillaient devant les prodiges de la grande Exposition ? »
Pourquoi ne lirions-nous pas ça ? Et pourquoi ne croirions-nous pas à l’authenticité de ces lauriers. On a bien, en 1928, accepté sans sourciller l'annonce de la « découverte » du cinéma parlant ?  (…)


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