Monsieur Henri ALEKAN interviewé par Fréquence Gaie au 38ème festival de Cannes 1985.

Henri Alekan : J’ai démarré en 1929 à l’époque où il n’y avais pas encore d’école de cinéma, en dehors de l'école Louis Lumière qui formait des photographes; il n’y avait pas encore de cinéastes. Donc la formation était une formation sur le tas, dans les studios avec des chef-opérateurs qui transmettaient leur savoir; tout simplement parce qu’on regardait, on assistait. Il fallait débuter comme assistant, puis lentement gravir les échelons.

F.G  Comment vous êtes vous intéressé à la lumière ?

H.A C’est tout à fait accidentel. Je me trouvais en vacances ( j’étais jeune à l’époque ) sur le port de Villefranche sur mer, et j'ai vu tourner un grand film américain qui, je crois, s’appelait «Vénus», avec de grandes vedettes américaines de l’époque, et j’ai été frappé et séduit par l’éclairage du port de Villefranche sur mer. Je trouvais extraordinaire de voir dans la nuit, comment la lumière transformait complètement, transposait et poétisait les choses. Evidemment je ne me suis pas dit à ce moment là que je ferai ce métier; mais ça m’avait beaucoup touché,  bouleversé et même tracassé. Ce qui fait qu’un peu plus tard, en finissant mes études, je me suis dit : il faut peut-être essayer de poursuivre cette voie du cinéma. Mais quand on a aucune relation, c’est très très difficile.

F.G C'était déjà très difficile ?

H. A Oui, c’était très difficile; et ne connaissant personne dans le cinéma, j’ai pris un annuaire et je suis allé voir tous les chef-opérateurs de la place de Paris. Certains me recevaient très gentiment, d’autres me faisaient des promesses, d’autres me disaient : mon cher, c’est trop difficile, y a pas  tellement de films, il vaut mieux continuer la carrière que vous avez commencée; vous êtes employé de banque, c’est très bien, vous réussirez peut-être dans la banque... Mais moi, ça ne me plaisait pas du tout.

F.G C'était déjà comme ça ? On a pourtant l’impression que le milieu était beaucoup plus étroit, et qu'il y avait quand même moins de monde.

H. A Il était plus étroit, mais il était très fermé. Il y avait aussi beaucoup moins de films. Puis, un jour,  ,j’ai fait une rencontre, celle d'un grand directeur de studios. Monsieur Carré, qui était aux studios Francoeur à Paris, m’a dit : Si vous voulez regarder tourner je vous en donne l'autorisation.
Alors j’ai vu tourner de grands metteurs en scène comme Gaston Ravel, connu des cinéphiles, et Tony Letien qui à l’époque tournait « Le collier de la reine ». Je trouvais cela extraordinaire, sublime; le climat, l’atmosphère du studio, la reconstitution des décors, la beauté des femmes, la beauté des costumes, l’évolution des personnages. Mais, finalement, j’étais séduit par un coté qui était très extérieur; je ne connaissais pas le scénario. Naturellement je connaissais l’histoire du collier de la reine, mais c’était la lumière qui en fait me frappait beaucoup.

F.G Vous avez dit que la lumière transformait les choses, transformait la réalité. Alors, quel est le rôle de la lumière au cinéma, doit-elle poétiser les choses ou faut-il retrouver un certain réalisme ?

H.A La lumière, pour moi c’est tout. S'il n'y a pas de lumière, il n’y a pas de visibilité. Il faut de la lumière pour que l'homme puisse appréhender le monde et ce qui se passe sur ce monde. Il y a la lumière naturelle, la lumière solaire, qui est la base de tout notre métier; et puis, la manipulation de la lumière, celle que nous employons dans les studios : la lumière artificielle. Celle qu'on construit, celle qu'on structure. Il existe une architecture de la lumière, peu connue, mais que j'ai essayé de développer précisément dans mon livre et dans l’exposition de  Monsieur Trojani.

F.G Depuis vos débuts en 1929 jusqu’aujourd’hui, il y a eu des progrès techniques; un directeur de la photo n’a plus les mêmes moyens techniques pour réaliser telle ou telle lumière. Quelles ont été les évolutions les plus marquantes, celles qui vous ont le plus aidé ?

H.A Il est évident que la lumière a beaucoup évolué depuis les débuts du cinéma jusqu’à nos jours. Mais au début du cinéma, ça se passait tout simplement dans une lumière, qui physiquement permettait de voir. on s’occupait seulement de l'enregistrement sur le film, et on tournait à la lumière du jour. Les premiers studios étaient en lumière solaire.  Mais  très vite on s'est aperçu qu'on me pouvait pas avoir un bon rendement et une continuité dans l’image, car le soleil se cachait par moment. Il y avait trop de variations d'intensité. Alors, on a barbouillé en noir, les verrières des studios, et on a utilisé de la lumière artificielle. Mais à cette  époque, la lumière artificielle n’était pas modifiable, ni modelable au gré des opérateurs. Il a fallu une trentaine d’années pour que la lumière devienne quelque chose de maniable. Naturellement on ne va pas détailler, mais la technique de l'éclairage est  allée d’évolutions en évolutions jusqu’au moment où l’opérateur a vraiment eu la maîtrise de la  lumière artificielle. Sans cette maîtrise, il n'y aurait pas eu la signification de l’image, c’est à dire qu’on aurait toujours éclairé grossièrement. Petit à petit, les opérateurs et les metteurs en scène se sont aperçus qu'on peut donner un sens à la lumière : ça, c'est grâce à la technique. D’autre part, il y a eu aussi l'évolution du support film, sa sensibilité, sa chromaticité; les grands changements avec la vidéo qui est un autre support, le support électronique. Evidemment, tout joue dans ce domaine; mais le plus important, c’est le point de vue de l’art de l’image, et cela, ça existera toujours. Ca me fait sourire quand on me dit : Maintenant avec les nouvelles techniques, vous n’avez plus besoin de lumière, puisqu'on peut filmer avec la lumière naturelle ou, avec une lampe ou une bougie ( comme dans « Barry Lyndon »). Eh bien non ! Ca ne suffit pas. Si on veut disposer la lumière d'une façon signifiante qui corresponde à un sujet, à un thème. On ne filme pas une comédie comme on filme un drame policier, ou une féerie; c’est évident. Il faut chaque fois pouvoir modifier la lumière, la moduler; et cela, quelles que soient les techniques, il faudra toujours des artistes pour faire la lumière.

F.G Vous avez travaillé avec Dassin, Abel Gance, Losey  et d'autres grands réalisateurs; pouvez vous dire pourquoi ils vous ont choisi comme directeur photo pour leurs films ?

H.A Ce sont toujours des accidents dans la vie; ce  sont les rencontres. Dans la vie de tout homme, il y a des rencontres qui sont banales ou exceptionnelles. L’important, c'est de avoir saisir, à un moment donné, l’opportunité de ces rencontres exceptionnelles. Abel Gance, c’est une rencontre exceptionnelle, Julien Duvivier aussi, Marcel Carné, Losey naturellement, et plus récemment, Wim Wenders avec lequel je me suis très bien entendu.

F.G La qualité des films dépend-t-elle de ces rencontres exceptionnelles ?

H.A Absolument. C’est éclatement de personnalités qui se trouvent, qui se retrouvent. Quelquefois ça ne marche pas, mais le plus souvent ça marche.

F.G Avez vous retravaillé volontairement avec certaines personnes ? Avez vous demandé à certains réalisateurs de retravailler avec vous ?

H.A  Moi je ne le demande pas, c’est le réalisateur qui doit me demander (rires). Ca parait être de l’orgueil, mais c’est comme ça.

F.G Avez vous travaillé plusieurs fois avec le même réalisateur ?

H.A Oui, j’ai souvent fait deux ou trois films maximum. Quelquefois, je regrette beaucoup qu’on ne se retrouve plus, ou qu’on ne se rencontre pas; mais finalement, je crois que c'est le jeu normal de ce métier. Il  faut qu’un metteur en scène ne se sente pas lié  toute sa vie avec la même équipe. Je crois que c'est  bon qu’il y ait ce brassage de techniciens et d’artistes, et qu'on ne soit pas lié toujours. Finalement,
je l’ai très bien admis. Au début, on se trouve un peu blessé quand on se dit : Je viens de faire un film avec tel grand metteur en scène, pourquoi ne me redemande-t-il pas ? Il ne me redemande pas, probablement parce qu’il éprouve le besoin d’avoir d’autres contacts avec d’autres artistes, d’autres techniciens, qui naturellement, chacun selon sa personnalité, apporte sa pierre à l'édifice, à la construction d’un film. On oublie trop qu’un film est une oeuvre collective. Je ne vois pas de metteur en scène capable de faire un film tout seul, ou alors en amateur.

F.G Comment s’est passée cette rencontre avec Wim Wenders ?

H.A Avec Wim Wenders, ce fut tout à fait accidentel. Je tournais avec Raoul Ruiz an Portugal, un film qui s'appelait «  Le territoire ». Wim Wenders est venu rencontré une comédienne qu’il connaissait; ma rencontre est donc accidentelle. C’était curieux parce que je ne prenais pas Wim Wenders au sérieux, j'avais tort. Il me dit : Voulez vous faire mon prochain film ? Je pensais que sa demande était superficielle. Puis tout d'un coup , j’ai réalisé. Je me suis trouvé très grossier, très mal élevé, je ne répondais même pas à sa question. Alors, je lui ai demandé : - Mais quand est-ce ? Il m'a répondu : - C’est tout de suite ! - Comment tout de suite ? - Oui, dans huit jours je reviens au Portugal, et  nous tournons. J'ai dit : - Bien ! J'avais l’air un  peu hésitant, mais effectivement, huit jours après, il est revenu. Il n’avait pas de scénario, C’était extrêmement curieux, il nous a convoqué avec les comédiens, dans la chambre de Raoul Ruiz. C’était aussi assez romantique; Wim Wenders était appuyé à la cheminée où il y avait un grand feu, nous avions tous un verre à la main. Avec une certaine  dignité, Wim Wenders nous a raconté son sujet : « L’état des choses ». Alors, tour à tour nous avons posé quelques questions. Je suis incapable de vous donner plus de détails. Et Wenders conclut : Je viens de vous raconter l'histoire, nous allons l'écrire maintenant. De ce fait, c’était extrêmement curieux de commencer un film, de tourner un film sans scénario.

F.G  Cela ne vous était jamais arrivé au cours de votre longue carrière ?

H.A  Très rarement. Si ! Ca m’est arrivé une fois avec un jeune metteur en scène qui s’appelle Serge Bard . J'ai tourné avec lui, un film dont il n’y a qu’une seule copie à la cinémathèque. Mais c’est une autre histoire, qui serait trop longue à raconter.

F.G  Avez vous d’excellents souvenirs de rencontres avec des comédiens ou des comédiennes ?

H.A Il y a quelquefois d’excellents souvenirs, il y en a aussi de moins bon. Il est étonnant que dans  notre métier de directeur de la photo, les rapports avec les comédiens soient souvent des rapports, hélas, trop superficiels. Je ne sais pas pourquoi. On désirerait mieux les connaître, mieux participer; mais souvent notre vie et leurs vies sont des vies  complètement différentes; ce qui fait que nous sommes en rapport avec eux pour un film: et c’est fini. Quelquefois mais exceptionnellement, il y a eu une durée, par exemple avec Gérard Philippe. J’étais un ami de Gérard Philippe et mes contacts ont duré plusieurs années. Avec Vivien Leigh, c’était merveilleux. Le film a duré huit mois et nous étions très très amis. D’ailleurs, je crois qu’il faut que l’opérateur admire les comédiens et les comédiennes qu’il doit filmer.

F.G Cela ne doit pas être toujours simple avec les  comédiennes qui veulent être montrées sous leur plus beau jour; d’où l’importance de l’éclairage.

H.A C’est assez curieux parce que c’est tout le mythe de la femme qui est en cause. On nous demande  toujours, non pas de reproduire en photographie la femme telle qu’elle est, mais telle qu’on l’imagine, un peu comme une déesse. C'est aussi la même chose pour les comédiens. Quand j’ai tourné avec Jean Gabin, « Le quai des brumes », (j’étais seulement cameraman à l’époque), Gabin attachait énormément d’importance à sa photogénie et à la couleur de ses yeux.

F.G  On dit qu’il demandait toujours un projecteur au niveau des yeux, pour que ceux-ci soient très clairs.

H.A  Il reprochait toujours à mon grand maître, Eugen Schufftan, qui était un très grand opérateur mondialement connu: l’aspect de ses yeux à l’image. Nous tournions le film au Havre. Le soir à l’hôtel, Schufftan m’a dit : C’est épouvantable, Gabin n’a
jamais l’air content de ma photographie, pourtant tout le monde me dit que c’est très beau ce que je fais. Alors je lui confie : Oui, mais il veut avoir les yeux clairs, il répète tout le temps, je veux avoir les yeux clairs, vous ne lui faites pas assez les yeux clairs.

F.G On touche là au mystérieux phénomène de la photogénie !

H.A La photogénie nous oblige dans notre métier à étudier la morphologie des visages, savoir comment les éclairer pour les améliorer, dans la mesure où on peut les améliorer; c’est à dire, effacer autant que possible les défauts du visage. Maintenant, c’est moins le cas, le style photographique a quand même beaucoup évolué surtout sous la pression de la nouvelle vague où on a négligé, justement, ce côté du mythe de la beauté, pour nous imposer, non plus le mythe mais le réalisme, le réalisme photographique.

F.G Comment s’est faite votre réputation ?

H.A Je crois que c’est très lent, très long, pas à pas, en faisant des films et en en refusant aussi. Il faut avoir le courage, à certains moments, même quand on ne gagne pas beaucoup sa vie, de dire : « Non, je ne peux pas tourner ce sujet. »

F.G Quelles sont les qualités que vous avez, que d’autres n'auraient pas, et qui ont aidé à cette réputation ?

H.A Ce n’est pas à moi de le dire !

F.G Vous êtes trop modeste pour cela, ou n’arrivez vous pas à le définir ?

H.A Je crois, peut-être, qu’une des singularités de mon travail, c’est d’essayer de m'adapter au sujet qu’on me donne. Je dis que tout thème doit avoir un style particulier, et qu’il appartient au directeur de la photographie de trouver la forme plastique sans essayer de se recopier perpétuellement. Je crois que c’est ça qui est difficile : bien se persuader qu’une comédie ne se filme pas comme un drame, un drame comme une féerie, une féerie comme un film policier ou un film d’aventure ou un western. Il faut donc chaque fois faire cet effort, un effort coûteux. Moi, je suis angoissé quand je commence un film; même avec cinquante ans d’expérience, je trouve ce métier difficile.

F.G Pourquoi avez vous refusé certains films ? Est-ce parce que la complicité entre le réalisateur et vous était absente, ou  parce que le sujet ne vous convenait pas ?

H.A Généralement, c’était le sujet, car le réalisateur avait la gentillesse de me demander et même de m’imposer.

F.G Mais la complicité est quand même très importante.

H.A Très importante, mais quand le sujet ne me plaît pas, cela me semble impossible de pouvoir trouver un  style.

F.G Le sujet ne vous plaît-il pas, par rapport à ce que vous allez pouvoir faire au niveau de la lumière, ou par rapport au sujet lui-même ?

H.A Le sujet lui-même. Je pense qu'on fait un métier où on est très engagé. Il n’est pas vrai que l’opérateur est un homme comme l’ouvrier imprimeur, qui lui aussi d'ailleurs pourrait être engagé, mais qui peut dire : j’ai besoin de gagner ma vie, j’imprime n’importe quel texte. Nous, nous ne faisons pas n’importe quoi, nous faisons une oeuvre qui va être vue par des milliers ou des millions de gens, et nous nous engageons très profondément avec cette oeuvre. Donc, il faut avoir le courage de dire « Non » à certains moments, si on vous propose un sujet qu'on ne ressent pas.

F.G Comment se passe votre séjour à Cannes, rencontrez vous des jeunes réalisateurs ?

H.A Hélas, non. Je n'ai pas rencontré beaucoup de réalisateurs, mais je suis souvent en projection, et en principe, dans les salles obscures on ne voit personne, que l'écran! J'ai toujours un grand plaisir à être à Cannes, parce que c’est quand même la grande confrontation du cinéma mondial; et surtout, c'est pour moi une grande leçon, je regarde avidement comment certains de mes confrères ont traité des sujets, et j'essaye d’apprendre.

F.G Y-a-t-il déjà un film qui vous a frappé ?

H.A J'ai là sous les yeux, le nom d'un film japonais « Imatsuri », qui est passé il y a quelques jours. Je trouve ce film superbe, un travail extraordinaire sur l'image. Une image qui correspond au thème. Je trouve toujours très dangereux quand on dit la photo est superbe et qu'on ne parle plus du sujet. La photo est accrochée au thème, et dans ce film, il me semble qu'il y a un plein accord entre la beauté des images, la force des images, et le sujet traité.
 

Propos transcrits d’après l'émission et numérisés par Tony Gauthier.
 
 

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